Pistorius, symbole de nos corps augmentés

2012. En marge des Jeux olympiques de Londres, nous publions cette recherche à la frontière de la bioéthique, de la science et du sport autour de l'athlète sud-africain Oscar Pistorius, figure marquante de la compétition. Un article à retrouver sur le site du quotidien Le Temps.

«Je suis né sans os sous les genoux. Je mesure seulement 1 mètre 57. Mais c’est le corps qui m’a été donné. C’est mon arme. C’est ainsi que je conquiers, que je mène ma guerre. C’est ainsi que j’ai battu le record du monde quarante-neuf fois. C’est ainsi que je deviens la chose la plus rapide sans jambes. C’est mon arme. C’est ainsi que je me bats.» Ainsi parla Oscar Pistorius dans une publicité pour Nike. (...)

Souvent, l’institution sportive se montre réticente face au progrès technologique – à quelques exceptions près, comme les combinaisons FastSkin qui ont temporairement équipé certains nageurs, aux JO de Sydney par exemple. En fait, la machine sportive fait beaucoup pour freiner les changements qui s’opèrent dans la société civile. «Bien qu’on ait assisté à diverses évolutions – des sports ont par exemple été acceptés aux JO ou retirés au fil des années –, je ne vois pas d’institutions plus conservatrices que celles du sport, tranche Andy Miah. Hormis celles qui relèvent de la religion.»

C’est que le sport repose tout entier sur le mythe du sportif naturel, dont le talent et le travail défient les lois de la nature. Le corps valorisé, c’est celui de l’homme dans la force de l’âge. Vu sous cet angle, le sportif idéal, c’est Federer dont on n’a jamais fini d’admirer la grâce et l’instinct. Loin de Pistorius et de ses prothèses qui font de lui un homme-machine, un cyborg doté de jambes de sauterelle.

Des champions génétiques?

En mars 2008, en pleine controverse, Giuseppe Lippi avait jugé Pistorius inéligible pour les Jeux olympiques. Pour lui et les anti-Pistorius, les performances athlétiques et les champions sont le produit d’une sélection génétique naturelle. La technologie est une grande aide pour dépasser les handicaps dans la vie quotidienne. Mais elle n’a rien à faire dans les compétitions sportives traditionnelles.

Martial Meziani est docteur en sciences sociales et spécialiste des activités physiques. Il note que la société civile et le monde du sport ne considèrent pas le handicap de la même manière: «La société civile, notamment anglo-saxonne, se fonde sur une conception situationniste du handicap. Le monde du sport adopte de son côté une position individualiste. Ses réglementations sont donc davantage ajustées sur la nature supposée des athlètes que sur le droit à participer à une compétition.»

Surtout que Pistorius se distingue des autres sportifs handicapés déjà vus aux JO. Aucun d’eux, avant le Sud-Africain, ne semblait pouvoir tirer avantage de son handicap. Car c’est surtout l’hybridité du Sud-Africain qui suscite la controverse. Mi-homme mi-machine, cyborg, acteur de science-fiction tout autant que sportif.

Le problème tient aussi dans la visibilité de sa transformation. «Les dopages pharmacologiques, sanguins, génétiques ou chirurgicaux, les remplacements de tendons ou de ligaments par des matériaux synthétiques, les élargissements artériels, etc. sont plus ou moins décelables, ils sont toujours sujets à discussion, mais ils restent invisibles pour le spectateur, écrit Anne Marcellini… Ils assurent l’augmentation des niveaux de performance tout en pouvant la faire passer pour naturelle.»

Pistorius, adulé ou sifflé?

Cela dit, Pistorius peut-il enthousiasmer les foules? Le public peut-il s’identifier à son corps? La question divise. Pour certains, cet athlète «équipé», voire trafiqué, symbolise la perte de sens du spectacle sportif. Pour d’autres, c’est tout le contraire. Ainsi, ­Patrick Vassort voit plutôt, en la présence d’Oscar Pistorius, une «spectacularisation de la compétition»: «On donne à voir l’anormalité. Il y a un plaisir du regard vis-à-vis de l’étrange, de l’étranger. C’est l’étalage du monstrueux, de la surhumanité. C’est un événement hors norme qui rassure dans un domaine où on norme tout.»

Reste que, si les Jeux veulent poursuivre la promotion d’un esprit sain dans un corps standard, on voit mal Pistorius leur servir de porte-drapeau. «Sauf que les codes évoluent, reprend Martial Meziani. Autrefois, une lutte acharnée était menée contre le pro­fessionnalisme du sport olym­pique. Puis, en 1992, le sport professionnel a finalement pu entrer dans l’arène olympique. Qui vaincra dans le rapport de force entre défenseurs d’un corps naturel et défenseurs d’un corps artificiel, ou médicalisé?»

Pour Andy Miah, la réponse est claire: «Si nous devions partir d’une page blanche aujourd’hui, que ferions-nous? En tout cas pas des Jeux olympiques pour valides et des Paralympiques. D’ici à quelques décennies, il n’y aura plus de distinction. Il n’y aura qu’une forme de JO, pour tout le monde. En plus, dans quelques décennies, il sera financièrement abordable pour tout un chacun d’obtenir son profil génétique.» (...)

(Article complet publié dans Le Temps du 28 juillet 2012.) 

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Le bon ménage du sport et du crime organisé

Mai 2012. L'Italie frémit. Un nouveau épisode s'ajoute au scandale des matches de football truqués. Nous y consacrons une recherche historique, sociétale et sécuritaire dans Le Temps

Sur Florence naît l’aube. La lumière peine à jaillir; jour de pluie. Dans le quartier de Coverciano, bastion de la Fédération de football, la diane n’a pas encore réveillé l’équipe d’Italie. Une Fiat noire et une BMW gris clair aux plaques d’immatriculation ordinaires fendent la pluie. C’est le SCO, servizio centrale operativo – la police criminelle nationale. L’irruption des agents remue l’hôtel. «Association de malfaiteurs»; l’accusation sonne le défenseur Domenico Criscito. Ce lundi, son Euro tombe à l’eau. Sa chambre est passée au crible, son téléphone mobile et sa tablette numérique saisis. Il n’est que l’une des 19 victimes d’une vague d’arrestations, doublée de 30 perquisitions qui tannent la botte tout entière: joueurs, entraîneurs, officiels, complices. Plusieurs footballeurs sont placés en garde à vue. Chez le coach Antonio Conte, les limiers séquestrent un iPhone et sauvegardent le contenu de l’ordinateur, schémas tactiques compris – et dire qu’il vient d’être couronné avec la Juventus de Turin. Son passé à Sienne le rattrape. 

C’est la quatrième opération policière d’envergure dans le cadre du «Calcioscommesse», le scandale des matches truqués – dont le volet initial sera examiné par la justice sportive dès aujourd’hui. Drame national. La politique s’en empare: le président du conseil italien Mario Monti suggère une trêve. «Est-ce qu’une suspension totale de ce jeu pour deux ou trois ans ne profiterait pas à la maturité de nos concitoyens?» interroge-t-il. Technicien légendaire, à la tête de l’Eire, Giovanni Trappattoni s’insurge: «Moi qui voyage à l’étranger depuis un bout de temps, je dois dire que nous donnons une image bien laide de notre football. Nous n’apprenons pas de nos erreurs.» Et l’histoire, sans doute, est loin d’être achevée. «On pourrait continuer pour toujours, a lancé le procureur de Crémone Roberto Di Martino. Mais nous n’en avons sans doute pas les moyens.» (...)

Il y a eu le «Totonero I» (1980) et le «Totonero II» (1986), des affaires de matches truqués, déjà; puis le «Calciopoli» (2006), lorsque la Juventus a été reconnue coupable d’avoir influencé des arbitres et des officiels. L’historien du sport Fabien Archambault remonte encore davantage le temps. Il a consacré sa thèse au rapport entre religion, politique et football en Italie, de 1943 au tournant des années 1980. «Le football y est un système industriel où les enjeux symboliques, au-delà des enjeux financiers, sont très importants, explique-t-il. Du coup, il est hors de question de le laisser aux mains du hasard. Au milieu des années 50 déjà, un scandale d’arbitrage avait éclaté et des étrangers avaient été convoqués pour siffler les matches. La Fiorentina était devenue championne, pour la première fois le titre échappait au Nord.» Les temps ont passé, les spectateurs ont ronchonné sans vraiment déserter. «Il y a toujours un paradoxe entre le discours du «Tous pourris», et la fidélité à l’événement, analyse l’ethnologue Christian Bromberger. J’avais étudié le cas de Naples, à l’époque de Maradona. Des liens avec la Camorra étaient-ils suspectés? La corruption était-elle évoquée? Il est néanmoins resté le héros le plus populaire, y compris auprès des intellectuels.» 

Le football est lucratif et fragile; l’intérêt que lui portent des entités criminelles n’est pas récent. «A Palerme, le club de football a toujours été dans l’orbite des clans de Cosa Nostra, puisqu’elle y influence tous les secteurs économiques», reprend Jean-François Gayraud. Mais aujourd’hui, au «Calcioscommesse» s’ajoute une dimension globalisée. C’est elle qui sidère. «Ces scandales ne sont pas des accidents, mais des symptômes du fait qu’une grande partie des résultats sont faussés, lâche Jean-François Gayraud. Ce qui est extrêmement grave, c’est que ces fraudes ont pour moteur profond le crime organisé, qu’il soit endogène, issu d’Europe centrale ou balkanique, ou d’Asie.» (...)

Hervé Martin Delpierre a longuement enquêté sur le «Calcioscommesse». De ses explorations est né le documentaire Sport, Mafia et corruption, récemment diffusé sur Arte. Il s’y entretient notamment avec Marco Paoloni [l’ancien gardien de Crémone] et Guido Salvini. «L’empoisonnement de Crémone n’est que le seuil d’une affaire extrêmement compliquée, qui a dévoilé un réseau complet qui touche l’Italie, mais aussi d’autres pays européens. Pour ce qui est de la Péninsule, tout un système avait été mis en place. En fonction de la division, l’achat d’un joueur était même tarifé.» Le championnat européen n’est que le terrain de jeu; remonter les filières mène loin. Singapour, Shanghai, Hongkong. «On parle beaucoup de Singapour dans ce cas, mais selon moi, Hongkong est un point de chute plus important. Certaines réponses ne tomberont jamais car des officiels chinois sont à la tête de sites illicites, et du marché parallèle des matches truqués.» Parier anonymement, sans limite, sur ce que l’on veut relève du domaine du possible en Asie. 

Les triades y profitent des informations et du travail de leurs correspondants. «Quelquefois, dans des cas ordinaires, elles agissent de manière autonome, lance Jean-François Gayraud, mais j’imagine mal des organisations asiatiques travailler au sud de l’Italie sans coopérer avec les mafias locales.» Aussi passent-elles sous les fourches caudines. «Les malfaiteurs, d’ici, vendent les infos à Singapour et à ­Hongkong pour faire fructifier de l’argent, note Hervé Martin Delpierre. Il est arrivé que 23   millions d’euros soient pariés sur un match de deuxième division.» Sur le terrain, les alliés assurent le recrutement par des modes opératoires variables. «Les gangsters professionnels sont des opportunistes et non des stratèges, explique Jean-François Gayraud. Tombent-ils sur un gardien amoureux du jeu, si amoureux même qu’il en est endetté? Ils le captent. En Campanie par exemple, mille opportunités se présenteront à vous, et ce d’autant plus facilement que les sportifs sont souvent jeunes, fragiles socialement, qu’ils vivent au contact des boîtes de nuit et du show-business.» (...)

(Article complet publié dans Le Temps du 31 mai 2012.)

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Quel visage pour la science en 2050?

Dans le cadre d'un numéro spécial 2050 du magazine L'illustré, nous choisissons quatre domaines d'étude de l'Ecole polytechnique fédérale de Lausanne, dont les professeurs nous expliquent à quoi ressemblera leur discipline au milieu du XXIe siècle.

Dans les villes, les taxis et les bus font partie du passé. Même Uber a été supplanté. Pour se déplacer, il suffit d’empoigner son mobile et de commander une voiture «automatisée», sans chauffeur. Grâce à la géolocalisation, elle connaît le point de départ de la course. Reste à introduire sa destination. Dans la foulée, elle partira pour une autre mission. Ces véhicules démocratisés, les gens ne les possèdent plus; ils pratiquent un «car sharing» permanent. Il existe différentes tailles de voitures et de minibus automatisés, et l’échange instantané de l’information par des canaux informatiques permet une adaptation immédiate des tracés. La densité des véhicules en devient plus réduite, et l’humain est ainsi parvenu à maîtriser deux défis majeurs: l’élimination des embouteillages, et la réduction de la pollution climatique. Les constructeurs automobiles dont les affaires fonctionnaient à merveille au XXe siècle sont devenus en majorité des soustraitants d’autres entreprises qui ont pris la main sur ce gigantesque marché. 

Les voitures automatisées ne peuvent circuler qu’assistées de cartographies en trois dimensions ultraprécises, qui mentionnent les obstacles, les travaux, les feux, les panneaux. A Lausanne, à l’EPFL, une start-up travaille déjà en 2015 sur le sujet: BestMile, dirigée par Raphaël Gindrat. «Historiquement, les cartes étaient détenues par les nations pour des besoins militaires, rappelle-t-il. Désormais, ce sont des entreprises privées qui se battent pour mettre la main sur ces précieuses informations. Audi, Mercedes et BMW ont mis 3 milliards sur la table pour racheter la cartographie de Nokia.» Le spécialiste estime que les véhicules automatisés vont très rapidement investir des espaces privés: aéroports, campus et hôpitaux font office de candidats idéaux. Cette année encore, un centre-ville piétonnier de Suisse fera l’objet d’une expérience. Puis la voiture sans chauffeur s’étendra, inexorablement. «Le tout est de lui offrir une fiabilité presque totale», précise Raphaël Gindrat.

(Article complet publié dans le magazine L'illustré du 14 octobre 2015.)

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Colombie: obsession sécuritaire et fractures sociales

De retour d'un voyage en Colombie, nous publions en mai 2012 sous pseudonyme cet analyse sécuritaire, sociale et politique intitulée "Les deux Colombie, un clivage sans fin?", dans le bimensuel suisse La Cité.

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Cybersurveillance totale

Début octobre 2013, à l'initiative du cryptologie néerlandais Arjen Lenstra, l'Ecole polytechnique fédérale de Lausanne réunit plusieurs personnalités mondiales de la sécurité informatique. Nous assistons au colloque pour l'Agence Romande de Presse.

«La surveillance est partie intégrante du business model d'internet.» Griffé du titre de «gourou de la sécurité» par le magazine «The Economist», Bruce Schneier a retiré son béret duquel semblaient naître ses cheveux tombant sur ses épaules. Grand spécialiste de cryptographie, l'Américain estime que toute la problématique soulevée depuis les révélations d'Edward Snowden «ne concernent pas la NSA, l'Europe, les USA, etc. Elles concernent la société.» La société dans son ensemble. Celle que l'homme souhaite. Celle que l'homme nourrit. «Les trends sont importants», renchérit-il. «Avec ma femme, nous communiquons par e-mail même lorsque nous sommes tous les deux à la maison, à un étage de distance. Parce que c'est plus simple.» La salle rit, mais... 

La semaine dernière, plusieurs spécialistes de la cybersurveillance mondialement renommés ont été réunis à l'Ecole polytechnique fédérale de Lausanne, lors d'un congrès d'un jour organisé sous l'égide du cryptologue Arjen Lenstra. Certains, avocats de calibre international, ont rappelé les failles juridiques. «Cela fait déjà depuis 2007 qu'a émergé un nouveau paradigme selon lequel le but est de tout collecter, et de trier plus tard», lance ainsi Caspar Bowden, qui rappelle que les données de citoyens non américains ne sont pas protégées. 

«Vous êtes le produit» 
«Si le produit est gratuit, alors vous êtes le produit», souligne Nikolaus Forgo, qui pointe les zones douteuses des conditions d'utilisation du réseau social Facebook - généralement acceptées les yeux fermés - tout en rappelant la célèbre locution latine «Volenti, non fit injuria» («On ne peut commettre d'injustice envers les gens consentants»). «Facebook me rappelle le tabac», lance-t-il, en qualifiant le contexte juridique de «jungle»: «Les consommateurs savent que ce n'est pas bon, et pourtant ils continuent.» 

Ce à quoi semble adhérer Bruce Schneier: «Les gens ne souhaitent pas de contrôle. Et la sphère privée ne relève pas du secret, mais du contrôle. Il ne faut jamais oublier que quoi qu'on fasse, on laisse des empreintes, sur d'autres ordinateurs. Et ces données ont de la valeur.» 

La cryptographie pour «bâtir la résistance» 
Le spécialiste se projette dans dix ans, «lorsque même les contrôles d'identité ne seront plus nécessaires, et que les caméras seront devenues invisibles. Cela prendra une génération pour réaliser que c'est nocif et pour le nettoyer.» Proche de la figure de proue de Wikileaks Julian Assange, l'activiste Jacob Appelbaum était également présent. Pour lui, qui va jusqu'à retirer les microphones des ordinateurs qu'il acquiert, le salut ne viendra jamais du droit, trop lent à évoluer, mais de la «cryptographie, qui peut bâtir des avenues de résistance». «La surveillance actuelle ressemble à des champs de mines, et il y a un mythe de la passivité autour de la NSA», estime-t-il. «Elle collecte tout, nous sommes condamnés.» 

Et le chercheur hollandais Axel Arnbak de rappeler que «chaque jour, 20 milliards d'événements sont rendus accessibles à la NSA en l'espace de soixante minutes».

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Bill Binney, témoin privilégié

Il s'avance dans sa chaise roulante, une jambe fauchée par le diabète. Il parle calmement, une unique feuille sous son nez. Le monde l'écoute religieusement. 

Bill Binney, autrefois, a été l'un des officiels les plus respectés de la NSA. Il en est devenu l'un des plus fervents détracteurs, ce qui lui a valu des investigations du FBI, et la visite d'agents armés à son domicile privé. Mais il ne fuit pas le territoire américain: «Je veux être dans leur face vu le traitement qu'ils m'ont réservé», lâche-t-il. «A titre personnel, je pense que nous sommes totalement paralysés par le système tel que nous le connaissons.» 

C'est en 2002 déjà que Bill Binney avait demandé au Département de la défense d'enquêter sur le gaspillage par la NSA de plusieurs millions de dollars dans le cadre de l'utilisation d'un système qui avait été préféré à une autre option qu'il avait lui-même proposée, et qui se serait révélée meilleur marché. «Parce que nous avions une conception différente et que nous ne voulions pas nous charger d'un fardeau de paperasse», lâche-t-il. 

Pour lui, la surveillance globale désormais prônée est chère et inefficace. Il clame qu'un contrôle mieux ciblé aurait permis d'éviter les attentats du 11 septembre.

(Publié par ARPresse dans L'Express, L'Impartial, Le Nouvelliste et La Côte du 7 octobre 2013.)

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Egypte-Suisse: les fonds bloqués attisent le débat

Août 2013. En Suisse, l'Office fédéral de la justice demande un nouvel examen au Département fédéral des affaires étrangères dans le cadre du dossier portant sur les fonds de l'ancien président égyptien Hosni Moubarak. Nous étudions le cas pour l'Agence Romande de Presse.

Cette semaine, l'Office fédéral de la justice (OFJ) a interpellé le Département fédéral des affaires étrangères (DFAE). Sa requête, datée du mardi 20 août 2013 - soit le jour même où s'accumulaient les indices d'une libération conditionnelle imminente de Hosni Moubarak: bénéficier d'une nouvelle évaluation de la situation égyptienne, notamment en termes de séparation des pouvoirs. 

«En raison des développements politiques les plus récents survenus en Egypte, la question se pose de savoir si la justice peut continuer à travailler de manière indépendante», écrit Ingrid Ryser. «En fonction des estimations du DFAE, des décisions seront prises quant à la suite des procédures d'entraide judiciaire.» La porte-parole de l'OFJ évoque bien entendu les procédures qui concernent les fonds du clan Moubarak gelés depuis février 2011 en Suisse, et qui représentent un montant de quelque 700 millions de francs. 

Assigné à résidence
Le procès de Hosni Moubarak (85 ans) pour meurtre reprendra dimanche. Il demeure également inculpé de corruption. Hier, l'ancien président égyptien a été relâché de la prison de Tora, et assigné à résidence dans un hôpital militaire. Cette libération conditionnelle modifiera-t-elle la perception du DFAE et, dans la foulée, de l'OFJ? 

Pour rappel, les procédures d'entraide avaient été suspendues en décembre 2012, lorsqu'un arrêt du Tribunal pénal fédéral (TPF) estimait que l'instabilité prévalente dans la nation du Nil ne permettait plus d'assurer la régularité de l'action de la justice. En juin dernier toutefois, une analyse de l'OFJ et du DFAE ouvrait une nouvelle porte à la coopération. Les cartes seront-elles bientôt brassées encore une fois afin de geler l'entraide judiciaire, pour éviter tout risque de collaboration avec un système acquis à la cause de l'ancien régime? 

«Selon les informations en provenance d'Egypte, seules les modalités de détention de Hosni Moubarak ont été modifiées», note l'avocat et conseiller national Carlo Sommaruga. «Les charges à son encontre n'ont pas été levées.» Aussi, comme l'indique Olivier Longchamp, responsable de fiscalité et de finance internationale auprès de la Déclaration de Berne, «il n'y a pas de lien mécanique entre libération et procédure». Mais pour Lionel Halpérin, défenseur d'Alaa et Gamal Moubarak, les fils de l'ex-président, dont les avoirs en Suisse sont estimés à quelque 300 millions de francs, «la fluidité de la situation en Egypte devrait, en bonne application du droit, conduire les autorités à en prendre acte et agir en conséquence en mettant un terme aux procédures d'entraide. Une restitution aux ayants droit devrait être accélérée et la procédure clôturée sans suite.» 

L'avocat précise attendre une détermination du Ministère public de la Confédération (MPC) à ce propos. «Nos clients n'ont rien à se reprocher», lâche-t-il. «Leurs avoirs en Suisse sont parfaitement légitimes.» Lionel Halpérin souligne encore que «Monsieur Hosni Moubarak ne détient aucun avoir en Suisse. Il n'y a donc pas de raison de penser que sa situation personnelle ait un impact, en Suisse, sur les fonds qui appartiennent à d'autres personnes.» 

Situation insatisfaisante 
Le dossier des fonds Moubarak devient brûlant. «La situation n'est pas satisfaisante», reprend Olivier Longchamp. «On a beau être convaincu que ces fonds n'ont pas été acquis légalement, il apparaît impossible sans entraide judiciaire de prouver la corruption. Or, si vous ne pouvez pas prouver que des fonds ont été obtenus de manière illicite, une saisie n'est pas justifiable. Autrement dit, il est difficile de soutenir longtemps une procédure, alors même qu'il existe peu de moyens d'obtenir des informations autour des crimes supposés.» En outre, il ne faut pas omettre les conséquences diplomatiques potentielles de ce type d'affaires. 

Il est encore à noter que la clôture des procédures d'entraide judiciaire n'entraînerait pas mécaniquement une restitution des avoirs. Car, au-delà des procédures d'entraide gérées par l'OFJ, le MPC instruit toujours une autre procédure, pénale celle-là: plusieurs membres du clan Moubarak sont soupçonnés de participation à une organisation criminelle. Dans ce cadre, c'est à eux de prouver leur innocence. Le MPC «prend en considération les récents événements en Egypte dans la mesure où ils ont une influence sur notre dossier égyptien mais, pour le moment, ne souhaite pas s'exprimer davantage», écrit sa porte-parole Jeannette Balmer. 

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L'ancien régime souffle-t-il à l'oreille de la justice? 

Coup d'Etat de l'armée, violente dispersion des partisans du président déchu Mohamed Morsi, répression sanglante: les récents événements ont semblé consacrer le retour des «foulouls», les caciques de la vieille dictature. Les racines de l'appareil politique n'ont jamais été démantelées, avec les bastions particuliers de la magistrature, des forces policières, du ministère de l'Intérieur. L'ancien régime a-t-il jamais cessé de souffler à l'oreille de la justice? 

«Certains juges en poste depuis 2011 sont vus comme des légats de l'ère Moubarak, et comme des alliés politiques de l'ancien régime ou de ceux qui le représentent aujourd'hui, à l'instar du commandement des forces armées», relève Yezid Sayigh, chercheur associé auprès du Carnegie Middle East Center de Beyrouth. «Cela posera évidemment un problème pour le gouvernement intérimaire ou ses successeurs. Ils pourraient être tentés de déclarer Moubarak innocent de toutes les charges afin de réhabiliter l'ancien régime et ses piliers. Mais ils ont aussi besoin de récupérer les fonds de la famille Moubarak à l'étranger et de répondre aux attentes du peuple qui souhaite que les gains illégaux soient rendus. Cela dit, pour le moment, il apparaît que le nouveau régime travaille pour réinstaurer l'ancien système dans son entièreté.» 

Professeur de science politique à la George Washington University, Nathan J. Brown estime que, «pour la plupart des cas ordinaires, le système judiciaire égyptien s'est appuyé sur une bonne gamme de garanties. Mais dans un cas où la situation politique est si sensible, peu de juges seraient aptes à conserver leur équilibre.» Le politologue spécialiste du Moyen-Orient estime qu'«il ne s'agit pas forcément ici d'un cas de «justice téléphonique», expression consacrée en Egypte pour indiquer une interférence directe de figures politiques dans les délibérations judiciaires. Mais le contexte politique a clairement façonné le traitement de ce cas.»

(Publié par ARPresse dans L'Express, L'Impartial, Le Nouvelliste et La Côte du 23 août 2013.)

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Le combat des femmes pour jouer dans la même cour que les hommes

Tandis que la skieuse américaine Lindsey Vonn annonce qu'elle souhaite concourir avec les hommes, nous publions dans Le Temps cette recherche autour de la mixité dans le sport.

Boston, 1967. Le Jour des Patriotes (Patriots’ Day) se lève sur des giboulées; le vent et la neige sont complices d’un froid qui transperce. Qu’importe: comme chaque année depuis 1897, ce troisième lundi du mois d’avril, l’asphalte du Massachusetts deviendra le terrain des marathoniens. La compétition n’est officiellement ouverte qu’aux hommes. Mais le répertoire des participants à cette édition est griffé d’une identité écorchée: «K. V. Switzer». L’artifice permet à Kathrine Switzer de devenir la première femme à y hériter d’un dossard.

«Lorsque j’ai agrafé mon numéro, les autres coureurs autour de moi ont remarqué que j’étais une femme, ils sont devenus très excités et encourageants», raconte l’athlète dans l’ouvrage The Spirit of the Marathon, de Gail Waesche Kislevitz (Ed. Breakaway Books). Les photographes la repèrent, la traquent. Puis le codirecteur de course Jock Semple la poursuit, hors de lui. «Dégage de ma course et donne-moi ce dossard», exhorte-t-il. Défendue par son petit ami Tom et son coéquipier Arnie, elle achève son parcours. En 1972, le marathon de Boston tendra les bras aux femmes.

L’histoire de leur relation au sport regorge de croustillants épisodes nés de motivations diverses. (...) La chronique tennistique a aussi retenu la «bataille des sexes» de la Fête des mères de 1973. Ce jour-là, Bobby Riggs (vainqueur de Wimbledon en 1939), alors âgé de 55 ans, battit Margaret Court (qui avait réalisé le Grand Chelem en 1970 et était ainsi au faîte de sa carrière), 6-2 6-1. Dans la foulée, Bobby Riggs défia une autre championne du moment, Billie Jean King. C’est elle qui, en septembre, remporta le duel et devint une icône féministe.

«Bien que la démarche de Lindsey Vonn ne soit pas comparable, elle interroge toutefois la catégorisation des genres en termes éthiques», reprend Bernard Andrieu, qui a dirigé l’ouvrage L’éthique du sport. Normes-Valeurs et Agentivités, à paraître l’an prochain aux Editions L’Age d’Homme. «Il est intéressant de voir que c’est la championne, et non une fédération, qui relance cette problématique. Au-delà de sa psychologie personnelle intervient une autre dimension qui traduit ce conflit latent entre les agents, plutôt progressistes, et les institutions, plutôt conservatrices. La question étant: «Qui fixe les capacités d’une femme à livrer telle ou telle performance?»

Elle s’impose d’autant plus lorsque l’athlète écrase outrageusement sa discipline, au point d’offrir l’impression d’y presque perdre son temps. Aux Jeux de Vancouver, Lindsey Vonn a décroché la médaille d’or en descente. Elle s’est approprié la tête du classement général de la Coupe du monde en 2008, 2009, 2010 et 2012. La palme de la spécialité de la descente lui est revenue chaque année, entre 2008 et 2012.

Andy Miah admet qu’une telle problématique l’interpelle. Le bioéthicien britannique dit y avoir beaucoup songé depuis que la nageuse chinoise Ye Shiwen, 16 printemps, a été plus rapide que l’Américain Ryan Lochte sur les cinquante derniers mètres du 400 quatre nages aux Jeux de Londres. «Selon moi, la ségrégation sexuelle est consécutive à l’histoire, à la culture, à la tradition, et non aux différences biologiques, analyse-t-il. Les femmes se rapprochent des hommes. On peut l’attribuer à leur histoire croissante au sein du sport d’élite, une histoire qui a débuté plus tard.» (...)

Un accès à la pratique sportive élargi constituerait la composante de base. «Avec les années, il y aura davantage d’athlètes, donc davantage d’émulation», lâche Grégoire Millet. Or, justement, c’est une problématique sur laquelle planche l’Union nationale du sport scolaire, en France. «Dans la demande de Lindsey Vonn, il faut distinguer la forme, une communication offensive qui interroge, estime son directeur Laurent Petryncki. Mais sur le fond, ce n’est pas tant de faire courir les hommes et les femmes ensemble qui importe. C’est de poser la question de l’accès des femmes, et à la pratique sportive, et aux instances dirigeantes. La sphère sportive est très en retard sur les sphères économique et politique.»

Car, bien que l’influence croissante de la technologie, au détriment de la force physique pure, puisse combler une parcelle du fossé, «la femme, généralement, a une masse corporelle et musculaire plus faible (pour les sports de force ou de vitesse), et une masse en hémoglobine et une capacité de transport de l’oxygène plus faibles également (pour les sports d’endurance). souligne Grégoire Millet. Et en descente, la masse et la puissance musculaire sont importantes. A l’inverse, en natation, on estime que des formes féminines permettent un meilleur hydrodynamique». (...)

Sociologue du sport, Michel Caillat en revient à la «violence symbolique»: «Le sport est d’abord le monde du «virilisme». La question est de savoir dans quelles disciplines les femmes peuvent rivaliser, puisque le but est de gagner et de laisser un peu d’incertitude. Il suffit d’observer les performances pour voir que la mixité n’est pas pour demain, sauf à faire autre chose que du sport.» Un propos corroboré par Nicolas Bancel: «Le sport délimite les genres plus que tout autre objet sociologique. Les canons de la féminité et de la masculinité y sont très présents. Si le sportif représente la virilité, la sportive, elle, doit conserver sa féminité. Or, les transformations corporelles du plus haut niveau n’obéissent pas à des exigences forcément esthétiques.»

Lindsey Vonn intègre la catégorie de celles qui peuvent prouver le contraire. Surtout entourée d’hommes.

(Article complet publié dans Le Temps du 13 octobre 2012.)

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Talent forcé, talent brisé

Plusieurs mois d'investigation nous permettent de retracer le sombre destin du pianiste Christopher Falzone, qui s'est donné la mort en sautant du dixième étage d'un bâtiment des Hôpitaux Universitaires de Genève, en octobre 2014. Notre enquête pour L'illustré met en lumière des interrogations quant au traitement subi lors des derniers jours avant son suicide, à l'influence de certains médicaments utilisés en médecine psychiatrique, et au rôle trouble d'une clinique zurichoise.

«Chère Lily, je sais qu’il est dur pour toi de me voir partir, et je suis vraiment désolé d’avoir à agir ainsi. Tu sais que je ne suis pas quelqu’un qui souhaite se faire du mal, et que tout cela est le fruit de tensions de plus en plus fortes.» Une écriture soignée. Des mots qui fleurent la tristesse, sans relents de dramaturgie pour autant. Comme si cette fin était logique, nécessaire, incontournable. Une lettre d’adieu. Celle que Christopher Falzone a laissée à l’attention de son épouse américano-russe, Liliya Mishukova. Son ultime révérence avant de s’élancer dans le vide, du dixième étage de l’un des bâtiments des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG). Le suicide, pourtant vieux de plusieurs mois, hante encore l’établissement: le rapport d’autopsie est parvenu au Ministère public le 31 mars. Une procédure doit bientôt s’achever, qui tente d’éclaircir les circonstances du drame. Récit.

21  octobre 2014. L’Unité hospitalière de psychiatrie adulte (UPHA) du bâtiment principal des HUG est un vase clos. Deux portes seulement en assurent l’accès. Leur verrouillage est permanent. Un badge est nécessaire pour intégrer ou quitter l’unité. Seul le personnel hospitalier possède ce badge. 10 heures. Un infirmier stagiaire entre dans la chambre de Christopher Falzone qui, elle, n’est pas fermée. Ce pianiste virtuose est seul. Il écrit. Sa lettre d’adieu, oui, mais aussi d’autres pages d’un bloc-note qu’il noircit sans cesse. Il y indique notamment la médication qui lui est administrée (l’antipsychotique Risperdal et l’anxiolytique Temesta), des dates, des pensées sur son traitement. L’infirmier ne s’attarde pas plus d’une minute.

Peu après, c’est un employé d’une entreprise de ferblanterie qui est le dernier à voir Christopher Falzone en vie. A la cafétéria du dixième étage, il l’observe, sur une chaise roulante, emprunter une porte qui donne sur la terrasse. Avec des collègues, lorsqu’ils sortent sur cette même terrasse, le fauteuil est vide. Dix étages plus bas, une collaboratrice des HUG alerte les secours: un corps vient de s’écraser sous les fenêtres de son bureau. Un agent de sécurité est le premier à se rendre auprès du corps. Celui de Christopher Falzone. Il est habillé de sa robe de chambre et d’une chemise d’hôpital, et porte deux bagues, une pierre blanche à l’annulaire gauche, une pierre brune à l’annulaire droit.

Une équipe de cardiomobile constate le décès à 10 h 16. Une médecin légiste procède aux premiers examens d’usage sur le corps. Puis le procureur Pierre-Alain Chatelan ordonne une autopsie et des examens toxicologiques. Au fil de son séjour, sa liberté de mouvement et de contact avec l’extérieur semblait avoir été limitée: comment Christopher Falzone, dont on suspecte qu’il a déjà quêté la mort, a-t-il pu esquiver le verrouillage permanent des deux portes?

Dernier concert à Verbier
«A l’exception des unités carcérales, il n’y a plus d’unités fermées aux HUG, et ce depuis longtemps, corrige Nicolas de Saussure, responsable de communication de l’établissement hospitalier. Ainsi, l’UPHA n’est pas une unité fermée. En revanche, compte tenu de la configuration des lieux, il est exact que son accès se fait par badge, notamment pour limiter les allées et venues de personnes externes.» Le secret professionnel empêche le porte-parole d’évoquer ce cas précis. Il indique néanmoins: «Si les HUG n’effectuent pas une enquête en doublon du Ministère public, un dossier comme celui-là fait l’objet d’une étude approfondie.»

Aux questions qui se posent au sein des hôpitaux genevois s’en greffent d’autres, tant le destin de cet artiste américain apparaît funeste. Pour le comprendre, il faut encore remonter le fil de son histoire.

1er août 2014. C’est à Verbier que le pianiste Christopher Falzone donne un concert qui restera son dernier. Propriétaire de l’hôtel Les Touristes, Samuel Torello se souvient de son passage. «Le directeur du Verbier Festival, Martin Engstroem, nous les a envoyés un peu par hasard, lui, son épouse et une amie avocate, raconte l’hôtelier. Ils sont arrivés tard. Par chance, il nous restait des chambres.»

Samuel Torello le reconnaît: son établissement est modeste. Il date de 1933 et n’est pas étoilé. La moquette, fatiguée, approche de la retraite. «Mais Christopher Falzone s’est senti bien dans cette simplicité.»

«Il ne s’arrêtait plus»
Le lendemain matin, c’est l’avocate qui engage la conversation avec Samuel Torello au petit-déjeuner. Elle lui apprend que l’Américain est un pianiste virtuose. Voilà qui tombe bien: dans un salon de l’hôtel, un piano dort dans un coin. L’artiste s’installe, commence à jouer. Robert Schumann. Un concerto. «J’ai été pris d’une transe, confie Samuel Torello. Je pleurais, j’étais véritablement affecté. Il jouait même la partie de l’orchestre. C’était un moment fort. Il ne s’arrêtait plus. Ensuite, ils nous ont raconté cette histoire d’Amérique.» Cette histoire d’Amérique qui poursuit Christopher Falzone et son épouse. Car ils ont fui les Etats-Unis, où il a été reconnu «inapte» et mis sous tutelle. Tous deux prennent ainsi leurs précautions par crainte d’une arrestation. Selon Liliya Mishukova, sa fille, qui vit à Berlin, lui a annoncé que la police était venue les chercher à son domicile, et interroger ses voisins.

Selon les documents que L’illustré a pu obtenir, un tournant s’est opéré quelques mois plus tôt. Le 20  février 2014, le père de Christopher, Michael P. Falzone, a intenté une action en justice. Cette requête en vue de la désignation d’un tuteur indique que «le 18 octobre 2013, le répondant [Christopher Falzone] a tenté de se suicider en sautant» d’un pont, à Philadelphie. Et que «le 11 février 2014, il a tenté une seconde fois de se suicider» au même endroit. Placé en hôpital, on lui a alors administré des neuroleptiques violents et controversés (Zyprexa et Seroquel).

Les documents juridiques traduisent la position des parents de Christopher Falzone. Ils reprochent à l’épouse Liliya (de 20 ans son aînée) d’avoir «abusé psychologiquement» de lui. De l’avoir isolé de sa famille et de ses amis. «Faux!» rétorque-t-elle, brandissant l’acte judiciaire annoté de milliers de pattes de mouche. L’écriture de Christopher Falzone. Sa méthode de défense, alors qu’il ne pouvait pas s’offrir un avocat.

«Nous nous sommes mariés en 2005», lâche Liliya Mishukova. Des dires confirmés par un certificat attestant de l’union scellée le 25  août 2005. «Il est injuste de jeter une ombre sur tout ce temps durant lequel il n’a connu aucun problème à mes côtés.» Elle évoque notamment ses études au Curtis Institute, entre 2005 et 2008, couronnées par un diplôme avec mention.

Seulement voilà: les années qui suivent voient Christopher Falzone courir les concours et recueillir des triomphes de prestige. Sans manager, avec sa seule épouse collée à ses côtés, il peine à faire décoller sa carrière malgré son génie. Sa situation financière devient précaire. «Lorsqu’il est retourné voir ses parents, en janvier 2013, son espoir d’obtenir un soutien financier a été déçu, raconte Liliya Mishukova. Possessifs, ils n’ont jamais admis qu’il s’émancipe et vive sa propre vie avec moi. Ils ont mis une pression infernale sur lui pour qu’il m’oublie, et retourne auprès d’eux. Et tout a dégénéré.» Le pianiste devient l’otage d’un conflit de personnes.

A la suite de la requête de Michael P. Falzone, une audience est agendée au 28  mai 2014. En attendant, Christopher Falzone est placé à Andorra Woods, une résidence pour personnes âgées, handicapés et sans domicile fixe. A 29  ans, cela ne fait aucun doute: il le vit mal. Il refuse toute médication lourde, se réfugie dans la musique. Mais le 30 mai, la Cour le déclare «inapte» et lui impose un curateur.

Protégé de Martha Argerich
Le jour où la décision lui est notifiée, soit le 3  juin, il prend la fuite avec son épouse vers la Suisse, avec le soutien d’amis qui vivent dans la région de Zurich. Ce n’est pas un hasard: les réseaux de l’artiste, ici, sont nourris. Il est un protégé de la star du clavier Martha Argerich, résidente de Lugano, et il la considère comme celle qui peut obtenir le meilleur de lui-même. Au Tessin, justement, il doit interpréter à la fin juin la Polonaise de Camille Saint-Saëns. Le hic: Christopher Falzone, retrouvé sur les rails de chemin de fer, est admis à la clinique psychiatrique Schlosstal de Winterthour le 7 juin.

Malgré cet événement, Christopher Falzone saisit le tribunal de district de Winterthour le 20  juin afin de lever son hospitalisation forcée. C’est qu’il veut à tout prix jouer à Lugano. Le 26 juin, il se présente face à la Cour sans avocat. Il n’en a pas les moyens. En revanche, un défenseur zurichois est mandaté par Michael P. Falzone, qui intervient par téléphone au cours de l’audience. La Cour finit par estimer que l’hospitalisation reste nécessaire. Et ajoute qu’un retour outre-Atlantique doit être préparé.

Christopher Falzone ne jouera pas à Lugano, et la perspective de retomber en Amérique le fait fuir. Il profite de sa sortie quotidienne d’une demi-heure, le 12  juillet, pour s’échapper. Deux jours plus tard, son père adresse un e-mail sec à Benjamin Dubno, médecin-chef de la clinique Schlosstal: «Docteur Dubno, J’ai été informé que Christopher a été enlevé de la clinique par son épouse Liliya. Laissez-nous savoir rapidement comment cela s’est produit et ce que la clinique fait pour le trouver et le ramener.»

Dès lors, Christopher Falzone est défendu par l’avocat Edmund Schönenberger, de la société Psychex. C’est à la fois un atout et un inconvénient. L’homme est l’un des plus ardents ennemis de la psychiatrie lourde. Mais ses détracteurs ont tôt fait d’assimiler ses méthodes à celles de la scientologie pour le décrédibiliser. Toujours est-il que le 18  juillet, c’est l’Autorité de protection de l’enfant et de l’adulte (KESB) qui est appelée à statuer. «Monsieur Falzone s’est senti oppressé par le médecin de la clinique Schlosstal, quand celui-ci lui a indiqué qu’il devait retourner dans une institution aux Etats-Unis», indique son jugement, dont L’illustré a obtenu copie. Dans la mesure où Christopher Falzone s’est enfui et où son réseau devrait pouvoir lui permettre d’être intensément surveillé, l’autorité estime qu’une prolongation de l’hospitalisation forcée est disproportionnée. Elle mentionne même que son passeport doit lui être rendu. «Le fait que son document se trouve encore à la clinique pourrait être un facteur favorisant une nouvelle tentative de suicide, peut-on lire dans les considérants. En outre, il manque une base juridique pour conserver ce passeport à la clinique.»

Pourtant, l’établissement ne le restitue pas à Christopher Falzone, ou à son avocat. Il l’envoie à l’ambassade des Etats-Unis, à Berne. Pourquoi? En raison des pressions d’outre-Atlantique? Contacté par L’illustré, le médecin-chef de la clinique Schlosstal, Benjamin Dubno, se retranche derrière le secret de fonction.

Dès lors, l’Américain se retrouve dans la nature, sans passeport. S’il se présente à l’ambassade, il craint d’être extradé. Alors débute une existence – ou plutôt la perspective d’une non-existence – baignée dans la clandestinité et la paranoïa. Edmund Schönenberger tente de récupérer le passeport auprès de l’ambassade. Sans succès.

Funérailles à la Mozart
Avec son épouse, le pianiste trouve refuge chez des amis à Genève. Le 17 octobre, privé de toute possibilité de voyager et de se produire en concert, convaincu que la police le recherche, sans doute poursuivi par la peur, il se jette du balcon du deuxième étage à l’arrière de la maison où il loge, à l’avenue de Frontenex. Victime de multiples fractures, il rallie les HUG le lendemain. Il y reste jusqu’au 21 octobre, date où il se suicide non sans avoir laissé un dernier message sous forme d’appel à l’aide, à Edmund Schönenberger.

Le 30 octobre 2014, à 14 heures, une dizaine de personnes seulement se réunissent pour son enterrement modeste à Genève. Parmi elles, Martha Argerich et Nelson Goerner, deux pianistes de renommée mondiale. Des funérailles à la Mozart pour un talent immense parti trop tôt.

De son parcours il ne reste que deux disques. L’un, peu diffusé, à la suite de sa victoire au concours Ettore Pozzoli, près de Milan. L’autre enregistré après son succès au Concours international de piano d’Orléans, en 2010. «Il était impressionnant, raconte sa présidente, Françoise Thinat. Comme d’ordinaire, nous avions bloqué plusieurs jours pour l’enregistrement. Alors que Christopher Falzone n’en était qu’à ses premières heures face au piano, l’accordeur lisait tranquillement Le Monde. Tout le monde pensait qu’il s’agissait de prises d’essai. Tout à coup, Christopher s’est levé en disant: «Voilà, c’est tout!» C’était parfait et toujours inspiré, sans bavure, d’une précision presque diabolique. La réalisation et surtout le temps de réalisation étaient hors norme.»

Françoise Thinat ne manque pas de rappeler quel a été le chemin de l’Américain: «Il jouait un concerto de Grieg à l’âge de 8  ans. C’est de la folie pure. Christopher a été une rencontre exceptionnelle. Les lauréats sont sources d’espoirs, d’aboutissements, et parfois de déceptions. En raison de sa fin tragique, les déceptions sont plus difficiles à supporter dans le cas de Christopher.»

Tourmentés par les interrogations, les camps se sont longuement déchirés. D’un côté, on accuse l’épouse de harcèlement moral et de kidnapping. De l’autre, on blâme les parents pour n’avoir pas soutenu un fils si précieux, coûte que coûte. Entre talent forcé ou brisé, conflit familial et jalousie meurtrière, entre internement contraint, pressions permanentes et nocives, anti­dépresseurs lourds et controversés, Christopher Falzone n’est désormais plus qu’une tombe parmi d’autres.

(Publié dans le magazine L'illustré le 16 septembre 2015.)